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Voilà qui nous semble évident : le bronzage serait une esthétique corporelle née en France dans les années 1920 autour d’une figure sociale du monde de la mode, Coco Chanel. On peut pourtant revisiter ce passé en faisant varier les échelles spatiales et temporelles, en s’inspirant de la géohistoire telle qu’elle a été pensée par Christian Grataloup.

Par Vincent Coëffé, Université d’Angers

Il s’agit alors d’envisager le bronzage en tant qu’assemblage de pratiques, valeurs et normes corporelles, comme une invention qui attribue un sens culturel à des réalités biologiques, et qui exemplifie la dimension « hypersociale » de l’espèce humaine.

Bronzer nécessite de convoquer la temporalité historique, mais aussi les espaces et les spatialités des individus en société, jusqu’à interroger le Monde avec une majuscule. Car cette pratique sociale produit des liens entre les différentes parties de l’humanité.

L’utopie du corps « polynésien »

En suivant l’historien Pascal Ory, on mesure une partie du chemin parcouru au sein du « régime épidermique » fabriqué par les élites françaises : entre la période médiévale et l’entre-deux-guerres, la peau diaphane est codée positivement au point d’opérer une discontinuité sociale. La carnation attachée à l’ivoire ou à la neige, y compris celle qui est obtenue par le fard blanc, fonctionne ainsi comme un puissant marqueur de l’appartenance à l’aristocratie. L’artifice permet de distinguer immédiatement l’aristocrate du paysan dont la peau est métamorphosée elle aussi, mais par le labeur et le hâle, tous deux construits en tant que stigmates.

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Autoportrait au chapeau de paille, Elisabeth Vigée le Brun, 1782. AU XVIIIᵉ siècle, le teint pâle est associé à la distinction aristocratique.
Wikimedia

Toutefois, le XVIIIe siècle et les Lumières mettent à l’épreuve ce système normatif. Les découvreurs européens « bouclent » le Monde et construisent l’espace qu’ils nomment « Polynésie » en ailleurs désirable, une fascination qui s’exerce aussi sur l’Autre condensé dans une figure féminine. Là peut se fabriquer une équivalence symbolique : la noblesse tahitienne y est observée au travers d’une peau chromatiquement différente de celle qui est alors magnifiée en Europe. Cette vision aristocratique et masculine du monde exalte la beauté des « vahinés » surgies des retrouvailles fantasmées avec l’antique île grecque de Cythère, déplacée au XVIIIe siècle vers l’utopie du paradis tropical (la « Nouvelle-Cythère »).

Plus globalement, la couleur de peau des Tahitiens s’écarte à la fois du même (l’Européen « blanc ») et de l’autre radical incarné par les « Mélanésiens » (habitants des « îles noires »). C’est dans le sillage creusé par le primitivisme et la construction du « noble sauvage » (ou « bon sauvage ») que peut émerger plus tard chez Gauguin un imaginaire géographique au travers duquel jaillissent les couleurs. Le peintre fait alors écho aux récits orientalistes et à l’idéalisation du récit tahitien rapporté par Bougainville à travers son Voyage autour du monde (1771). Le corps « doré », plus ou moins dénudé, devient acceptable au travers d’une altérité construite par l’éloignement (temporel et spatial) qui l’intègre dans la catégorie de l’« exotique » et de l’« érotique ». Une première trame se déploie, mais il ne s’agit pas encore de bronzer.

Corps bronzé et « ensauvagement » maîtrisé

Les échelles française et européenne sont insuffisantes pour comprendre ce qui a permis l’avènement du bronzage en Occident, entendu comme l’aire discontinue déployée par l’Europe et ses projections à travers le Monde. C’est la tropicalité au travers de la vision occidentale de la plage des « Mers du Sud » qui permet la superposition du corps « exotisé » (promesse d’une transformation chromatique de la peau) et de la délectation de l’exposition solaire légitimée par l’héliothérapie, le « chaud » proliférant au travers du bain de mer ancré notamment dans le Pacifique en contexte étasunien.

Une dizaine d’années séparent L’Immoraliste (1902) d’André Gide qui met en scène un nouvel usage des plaisirs liés au bronzage, des récits de Jack London qui énoncent certains attributs de cette pratique au travers de son expérience hawaïenne.

Dans La croisière du Snark (1911), devenu un bestseller aux États-Unis, Waikiki est pour London le haut lieu de la performance des corps musculeux et « bronzés », célébrés au travers des relations que l’écrivain californien entretient avec le monde des surfeurs. La haute société dont la distinction passe par les pratiques touristiques est disposée à recevoir ces énoncés performatifs qui opèrent un renversement préparé par la construction du regard colonial. Si la classe laborieuse était hâlée par le travail déployé au-dehors, celle-ci est en train de glisser vers les ateliers des usines où la peau devient marquée par la pâleur codée en nouveau stigmate. Ce modèle corporel informe les cultures balnéaires de la Californie du sud à partir de la fin des années 1900, notamment le long du littoral de Los Angeles (Malibu, Santa Monica…), grâce à des démonstrations de surfeurs hawaïens recrutés par des hommes d’affaires soucieux d’y promouvoir le tourisme.

L’« ensauvagement » est ici discipliné par le recours à un travail rigoureux sur le corps que les Angelinos cherchent à embellir en s’affranchissant des normes médicales et hygiénistes, y compris par le bronzage. La plage sud-californienne est d’ailleurs un quasi-personnage géographique de l’industrie du cinéma qui s’installe dans la métropole au début des années 1900.

C’est par la rencontre entre des acteurs français et étasuniens que la pratique du bronzage se diffuse et infuse les normes corporelles en Occident. Quelques lieux mis en tourisme le long de la Côte d’Azur sont configurés afin de permettre les interactions sociales entre ces mondes culturels. Cannes, Antibes et Juan-les-Pins sont habités temporairement dans les années folles par des Américains qui fréquentent par ailleurs la Californie et la Floride.

Le couple millionnaire formé par Sara et Gerald Murphy qui séjournent à l’Hôtel du Cap-Eden-Roc d’Antibes, contribue ainsi à l’avènement de la plage estivale, en prolongeant de manière inédite leur statut d’« hivernants », métamorphosé en « estivants ». Leur capital social se cumule à leur « capital spatial », si bien que la plage habitée désormais l’été est agencée pour rendre possible les rencontres entre des acteurs culturels ouverts aux avant-gardes, autour d’écrivains et artistes qui s’intéressent à l’« art nègre ». Cet univers qui s’organise autour de la Lost Generation (Hemingway, Fitzgerald…), fait de la mobilité une ressource permettant d’habiter à d’autres moments la métropole parisienne où Joséphine Baker devient une icône « éroticoloniale ». L’iconicité de la « Vénus noire » est si forte que certaines femmes se colorent le visage avec du brou de noix afin de lui ressembler.

L’événement au cours duquel Coco Chanel serait tombé l’ombrelle et exposé son visage au soleil à travers un ensemble de gestes quasi magiques souffre d’une documentation floue, et ses effets sur le renversement d’une norme multiséculaire restent donc surestimés. En revanche, son capital symbolique (prestige et notoriété) amplifie une dynamique en cours que l’industrie de la mode et des cosmétiques accompagne.

Dans l’entre-deux-guerres, la surface du maillot de bain rétrécit au prix de luttes sociales entre les Ligues catholiques et la jeune bourgeoisie moderniste. Articulé au succès des crèmes solaires, cet effeuillage renseigne sur la sensualité qui associe désormais le corps de plage à l’exposition solaire et à la transformation (plus ou moins éphémère) de la peau. La diffusion sociale du tourisme favorise l’avènement du bronzage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un enchevêtrement de thérapeutique, d’esthétique et d’hédonique. Ainsi, l’angoisse attachée à l’exposition du corps au soleil est réactivée quelques décennies plus tard avec l’émergence de nouvelles connaissances scientifiques interrogeant la vulnérabilité des différentes peaux humaines face au rayonnement ultraviolet. Le répertoire des modèles de bronzage s’élargit, jusqu’à sa mise à distance.

Une pratique mondialisée ?

Le bronzage est une pratique que l’on peut envisager comme un motif de la mondialité. Cela signifie aussi que sa diffusion vient heurter des filtres culturels qui en infléchissent les significations ou peuvent en refuser la réception. La valorisation positive de la peau diaphane constitue un motif culturel structurant dans certaines cultures « asiatiques » au moins (Chine, Inde, Japon, Corée…), si bien que l’exposition d’un corps dévoilé au soleil y reste une conduite socialement « déviante ». En Chine par exemple, le hâle est fortement associé à des valeurs négatives, surtout s’il altère le corps féminin, particulièrement investi par la norme de la peau « laiteuse » : le face-kini (cagoule qui voile la totalité de la tête à l’exception du nez et des yeux), pourtant porté avec parcimonie à l’échelle du littoral chinois, n’en reste pas moins le marqueur d’un dégoût culturel pour le bronzage.

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Plage à Tianya Haijiao, Sanya, île de Hainan (Chine du sud).
V. Coëffé, 29/11/2012, Fourni par l’auteur

Son appropriation est rendue possible en Chine par un nombre croissant de touristes chinois dénudant une partie de leur corps en différents lieux du littoral, comme certaines plages de l’île de Hainan (Chine du Sud) régulièrement désignée comme le « Hawaï chinois ». Même si la plage est encore largement pratiquée par les Chinois en tant que lieu de la découverte, du jeu et de la sociabilité, le bronzage y fait discrètement son apparition à travers l’univers du surf notamment, un sport nautique récemment investi par un petit nombre d’individus dont la trajectoire sociale révèle une pluralité de relations avec le Monde, par la mobilité et l’habiter métropolitain notamment.The Conversation

Vincent Coëffé, Maître de conférences en géographie, Université d’Angers

tourismeCet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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